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Prédication : PAUL ET SAMMY SONT FRERES J’ai vu beaucoup de gestes généreux dans ma vie, mais aucun qui soit aussi impressionnant que cet événement qui a eu lieu dans une ville près de chez moi, dans le Connecticut… Il y avait là un homme du nom de Henry Adam, qui était correcteur pour une maison d’édition de New York : je le connaissais - puisque moi aussi j’ai à faire avec les livres – depuis environ 6 ans. Cet homme dans la quarantaine, le cheveu rare, les yeux très myopes affublés de lunettes épaisses, vivait avec sa femme, ses deux filles de quinze et treize ans, et son petit garçon de 6 ans, dans une petite ville qu’ici je nommerai Elmville. Sammy était très attaché à son père, et Henry, eh bien, sans me perdre dans les superlatifs, disons que Henry aimait fort le petit Sammy… Madame Adam était une femme vive, encore jolie, avec un sourire chaleureux et des cheveux fins, ondulés. On lui pardonnait volontiers sa préférence pour les assemblées piétistes de réveil quand on mangeait ses tartes aux myrtilles, ou quand on voyait avec quel talent elle confectionnait des habits d’école pour ses deux grandes filles, Betty et Louise. J’ai mentionné les assemblées du réveil qui sont bien implantées à Elmville. Si bien que, lorsque la guerre engloutit l’Europe dans ses horreurs, la ville prit part au mouvement de ceux qui voulaient faire quelque chose pour les enfants des pays touchés. Bien sûr, Mme Adam se trouvait au premier rang de ceux qui voulaient aider ; elle suggéra à son mari d’accueillir chez eux, pour la durée du conflit, un enfant réfugié. Henry aimait la tranquillité chez lui, et dans un premier temps il ne fut pas très favorable à cette idée. Mais ensuite, il vit le côté humain et donna volontiers son accord. Après avoir accompli les formalités, on leur fit savoir qu’on leur avait attribué un orphelin. Je me rendis à New York avec Henry pour chercher le gamin. Il s’appelait Paul ; son nom de famille était si compliqué qu’après de vains essais, on abandonna l’idée de pouvoir le prononcer. Je n’oublierai jamais le moment où je vis pour la première fois cet être de 9 ans, fruit de la terreur et de la faim. Il était assis sur une haute chaise et faisait l’effet d’un avorton, il était pâle comme un linceul, il avait des bras et des jambes raides, un crâne osseux et rasé tout court, et de grands yeux sombres qui lançaient des regards effrayés tout en paraissant insondables. Il ne comprenait pas l’anglais, et quand on s’adressait à lui, il avait une façon à lui de détourner la tête et de porter son regard dans le vague, au-dessus du chapeau de son interlocuteur. Voilà comment je fis connaissance avec ce petit étranger, Paul Piotrostanalski. Henry le conduisit à Elmville où l’attendait un accueil royal. Louise, Betty et Sammy vinrent à notre rencontre à la porte d’entrée, et Mme Adam se précipita hors de la cuisine. Un feu joyeux pétillait dans l’âtre de la salle de séjour, la table était garnie de bougies, la maison pleine de chaleur répandait l’agréable odeur d’une dinde rotie. Lorsque nous passâmes à table, chacun faisait de son mieux pour que l’enfant étranger se sente chez lui. Au cours du repas, Paul se décrispa un peu. Il mangeait avec précipitation, et regardait continuellement Sammy assis de l’autre côté de la table, avec une intensité étrange. Il ne prêtait pas attention aux deux filles qui le maternaient autant qu’elles pouvaient ; toute son attention se concentrait sur Sammy. Finalement, il se mit à jaser d’une façon incroyable et sur un ton aigu, tendit la main et saisit celle de Sammy. C’était un geste étrange et touchant, qui nous fit tous rire et qui fut le clou de la soirée. La tradition et les bons sentiments suggèrent que mon histoire devrait se terminer ici, sur cette note réjouissante et pleine de promesses. Mais la vérité ne s’embarrasse pas de ce genre de considérations. Au fil des semaines, notre première impression du petit hôte dut faire place à une déception douloureuse. En fait, il ne se passait rien qu’on ait pu montrer du doigt. Et pourtant, il y avait quelque chose… Etait-ce les privations ou les horreurs de la guerre que Paul avait vécues, en tout cas il n’était pas – il faut le dire, pas tout à fait normal. Il était une petite créature très particulière, qui se faisait une idée très approximative de l’obéissance ; il semblait dépourvu du moindre sentiment moral. La monnaie posée sur une étagère disparaissait dans ses poches. Lorsqu’il apprit la langue, ce qu’à la surprise générale il fit en un temps record, il se révéla être un étonnant maquilleur de la vérité. A l’école, il racontait à ceux qui voulaient l’entendre de fantastiques aventures remplies de ses actes héroïques, il narrait, le visage tendu et pâle, comment il était venu à bout de lions et d’hommes méchants qu’il avait étranglés de ses propres mains. Il arrivait aussi, et c’était moins amusant, que des mensonges revinssent par des voies détournées aux oreilles de la famille Adam. Lorsqu’à la suite de tel ou tel méfait, on demandait des comptes à Paul, il se retirait derrière un visage inexpressif, les yeux dans le vague. Il était impossible d’être sévère avec lui : car la seule mention d’une correction le faisait se réveiller en pleine nuit avec des convulsions et des cris qui l’épuisaient, lui, et toute la famille. Il ne savait pas ce qu’était la gratitude, et semblait dépourvu de tout sentiment, avec une exception notable. A l’égard de Betty et de Louise, il se montrait très passif, il tolérait Henry d’une façon soumise, il évitait Mme Adam qui se montrait parfois incisive avec lui. Mais il montrait envers Sammy une attirance presque servile ; et en vérité, il lui courait après d’une façon stupéfiante. Il avait aimé le petit dès qu’il l’avait vu, et supportait à peine d’être séparé de lui. Par une chaude journée de juin, Paul commença à avoir mal à la gorge. On le mit au lit, sans trop y penser. Mais le jour suivant, il allait plus mal, et Mme Adam appela le médecin de famille. Lorsqu’après un long moment il redescendit de la chambre de Paul, ses premières paroles montrèrent le sérieux de la situation. Ne tenant aucun compte des interdictions, le garçon s’était baigné dans une rivière proche, ce qui était strictement défendu à tous les enfants. Il avait attrapé une infection septique, sans doute une infection aux streptocoques. Il était sérieusement malade, et il fallait s’attendre à ce que le mal empire. Pendant une semaine, ce fut le désespoir au foyer Adam. Tout le monde de déplaçait sur la pointe des pieds, pendant que Paul, placé en quarantaine dans une mansarde, était en proie à un violent délire et parlait constamment. Le médecin n’avait pas grand espoir – c’était un bacille vigoureux, et la force de résistance du malade à peu près nulle. Mais par suite d’un de ces tours du destin, il surmonta sa maladie. Après dix jours desespérés, il fut hors de danger et, très affaibli, implora la permission de voir Sammy. C’était impossible, à cause du risque de contagion. Mais les enfants lui envoyèrent des lettres et des fruits, la maison reprit vie, et tout le monde était heureux et soulagé. Lorsque deux jours plus tard, Henry Adam alla réveiller Sammy pour le petit déjeuner, il faillit tomber à la renverse par ce qu’il vit. Dans le lit aux côtés de Sammy endormi, il y avait Paul, le bras passé autour du cou du petit garçon, et le visage tout contre celui de Sammy, sur lequel il rejetait son haleine. Il était venu rejoindre Sammy dans son lit, tout doucement, sans le réveiller, et il était couché là, tranquillement, et toujours humble dans son amour pour le petit. Son regard en biais s’éleva au-dessus du visage de Henry Adam et il sourit. Mais Sammy tomba malade cette même semaine – et mourut de cette infection au bout de 4 jours. J’était absent à l’époque. J’écrivis une lettre pleine de compassion à Henry, mais elle dut paraître bien plate et vide à cet homme éprouvé. Je savais de quel amour profond cet homme silencieux avait été attaché à son fils ; Sammy avait été sa source d’eau vive. Telle était la pensée qui m’avait conduit à une profonde indignation, et je priais instamment Henry de se séparer de ce garnement insupportable pour lequel il avait tout fait et qui l’avait payé de retour de manière si tragique. « Il y a des institutions pour les enfants de cette sorte, des orphelinats bien dirigés, écrivais-je, où l’on s’occuperait de l’infortuné Paul. Au nom du ciel, insistais-je, débarrassez-vous de ce garnement » L’automne s’était écoulé, l’hiver était aux portes lorsque je revins de Californie et rendis visite à la famille Adam. Débouchant du virage de la rue et m’approchant de la maison touchée par le malheur, je stoppai net, suspendu entre étonnement et incrédulité. Je vis Henry qui s’affairait à couvrir le jardin, maintenant nu et sans fleur – Henry semblait plus mince, courbé par le froid, toujours dans ses vieux habits. Et équipé d’un rateau et d’une brouette, il y avait à ses côtés… un petit garçon. Un instant je faillis suffoquer et je pensai avoir vu un fantôme – puis je m’aperçus que c’était Paul. Je m’avançai lentement vers eux. « Eh bien » dis-je après la salutation « vous l’avez toujours avec vous ? » « Oui » Henry fit une pause. Il évitait mon regard. « Ces derniers temps il s’est pas mal amélioré… il est plus calme, plus joyeux… Il reçoit des comprimés pour les glandes » Un long silence s’ensuivit, pendant lequel nous regardions le garçon qui ramenait de la paille fraîche avec la brouette. Lorsqu’il approcha, son visage s’empourpra sous mon regard plein d’animosité ; la réaction la plus humaine que je lui aie jamais vue. Mais elle ne suffit pas à ôter l’aiguillon de mon indignation. Submergé par le sentiment d’une amère injustice, je m’écriai :  « tout ce que je peux dire…  il a de la chance, ce Paul Piotro… où comment est ce foutu nom ! » « Le nom ne vous posera plus de problème » Henry posa son bras autour du cou de l’enfant, et m’adressa un sourire silencieux et malicieux : « Maintenant il s’appelle Paul Adam. Car nous l’avons adopté ». Archibald Joseph Cronin « Wie das Leben so spielt » Traduction : Annette Goll-Reutenauer